Il est coutume de dire que l'Histoire est un éternel recommencement.
C'est souvent vrai mais en partie seulement.
L'or, le métal précieux par excellence, est depuis des millénaires le symbole de la richesse. Quiconque en possède beaucoup est ipso facto riche. De même, les pièces de la plus haute valeur étaient frappées en or, les coffres, puis les banques regorgeaient de lingots, et les Etats indexaient leur monnaie sur l'or (le principe de l'étalon-or), cette vieille valeur refuge.
Les hydrocarbures ont changé la donne, et, à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle s'est adjoint à l'or, l'or noir : le pétrole. Une nouvelle source de richesse certes, a fortiori après les chocs pétroliers des années 70 quand les pays producteurs ont compris le pouvoir qu'ils pouvaient en tirer. Mais aussi une source de progrès collectif pour l'humanité de par la formidable puissance libérée par son utilisation au détriment de la force animale.
Depuis, tout un nuancier de couleurs a été associé à l’or : de l’or blanc pour la neige des montagnes fréquentées par les sportifs à l’or gris pour désigner le business développé autour des papy boomers. Qualifiée d'or bleu, l’eau occupe une place très particulière. Si la Terre est composée à 70% d'eau, seuls 2,5% de cette surface sont de l'eau douce, dont 0,7% accessibles en surface. Qui plus est répartis de manière extrêmement hétérogène entre les régions, les pays, les continents.
Mais les ors du passé avaient ceci de commun qu'ils n'avaient qu'une valeur incrémentale: qui possédait de l'or était riche, qui produisait du pétrole aussi, mais cela ne concernait que quelques privilégiés, individus ou Etats, et personne ne vivait au sens premier du terme d'en posséder (heureusement pour l'humanité depuis ses débuts d'ailleurs).
L'or bleu, l'eau douce, c'est autre chose : l'eau, c'est la vie (à tel point que ses traces éventuelles sur d'autres planètes excitent les fantasmes de vie extra-terrestre), et en posséder n'est a priori pas un symbole de richesse. Sauf que si la valeur d'une chose est indexée sur sa rareté et son utilité, l'eau est définitivement l'or absolu.
Utile... à la vie tout court, à la vie humaine, à la faune, à la flore. Utile dans toutes les industries, dans l'énergie. Pas de centrales nucléaires sans refroidissement par eau, pas de centrales hydoélectriques non plus bien sûr. Pas de plantations, d'irrigation, d'industrie textile ; pas de.., non, rien, rien de rien…
L'or a toujours été en quantité infime, chacun connaissait les limites quantitatives de l'extraction et de l'utilisation des hydrocarbures, mais personne, dans cette exploitation sans fin d'une nature longtemps jugée inépuisable, n'avait pensé l'eau comme limitée, voire rare.
Dès lors cette rareté et cette puissance lui confèrent une immense valeur, même quand elle est usée d'ailleurs. Mais ce bien commun de l'humanité toute entière, cette condition nécessaire à la vie, peut-elle faire l'objet d'un marché, d'une spéculation, bref suivre les principes inhérents à toute activité économique à but lucratif ?
Peter Brabeck, ex-président de Nestlé, expliquait en 2005, que « deux points de vue s’affrontent au sujet de l’eau » : « Le premier, que je qualifierais d’extrême, est représenté par les ONG, pour qui l’accès à l’eau devrait être nationalisé. Autrement dit, tout être humain doit avoir accès à l’eau. C’est une solution extrême. Et l’autre qui dit que l’eau est une denrée alimentaire et que, comme toute denrée, elle a une valeur marchande. Il est préférable, selon moi, de donner une valeur à une denrée afin que nous soyons tous conscients qu’elle a un coût, et qu’on prenne des mesures adaptées pour les franges de la population qui n’ont pas accès à cette eau. Il existe des solutions qu’on doit mettre en place. »
Pour être exact, en 2013, Brabeck expliquait que ses propos, tirés de leur contexte, distinguaient des besoins primaires en eau, qui à terme devaient être gratuits pour tout être humain, et des besoins secondaires en eau payants.
En France, comme dans la plupart des pays développés, l’eau représente une industrie oligopolistique, nettement dominée par les filiales des groupes français Veolia et Suez ainsi que la Saur. Ces trois opérateurs ont réalisé plus de 70% du chiffre d’affaires de la profession en 2020. Indexant leur prix sur l’inflation, ces entreprises ont pu sanctuariser leurs marges sur l’exploitation d’une ressource atteinte par les périodes de sécheresse successives. L’Etat, les grandes métropoles et les collectivités prennent de nouvelles prérogatives dans la gestion de la ressource dans le cadre de politiques de transition (plan Eau, mars 2023). Cette poussée des acteurs publics menace directement les intérêts économiques des acteurs privés dont les stratégies de redistribution se trouvent contraintes et réglementées. Face à une opinion de plus en plus conscientisée et des ménages étreints par des charges fixes de plus en plus lourdes, les opérateurs se positionnent en garants de la ressource : ils innovent et mettent en avant leur lead technologique.
En même temps, les objectifs de gestion durable de la ressource représentent également de véritables opportunités de marché pour les acteurs concernés. Le marché de l'efficacité hydrique au sein du monde professionnel est en plein essor. Les prélèvements d’eau pour des usages professionnels ont reculé de l’ordre de 20% en France au cours de la dernière décennie, tombant à 2,29 milliards de m3.