Certains ont la conviction que les activités d’investissement devraient servir nos sociétés au sens large. S’interroger sur cette question revient à étudier le rôle de la finance au service d’aspirations collectives, au-delà des objectifs individuels des investisseurs. Le terme générique d’investissement responsable a pris des formes multiples selon les époques. Les transformations opérées à travers le temps permettent de mieux comprendre son évolution et ses implications actuelles.
Les mouvements religieux et les origines de l’investissement éthique
Les organisations religieuses et les investisseurs confessionnels sont à l’origine des méthodes d’investissement dites « éthique ». Au XVIIe siècle, certains mouvements comme les Quakers et les Méthodistes donnent des lignes directrices à leurs fidèles sur les activités dans lesquelles il est bon d’investir ou non.
A l’époque, les bonnes pratiques définissent les investissements conforment à certains principes. Il s’agit d’éviter d'investir dans des entreprises dont les produits et services sont jugés moralement répréhensibles. En 1928, l’église évangéliste américaine, qui s’oppose à la consommation d’alcool et de tabac, crée le premier fonds déployant des critères d'investissement éthique, le « Pioneer Fund1 ».
L’investissement responsable prend alors la forme de « filtrage négatif » – l’exclusion des entreprises ou des secteurs qui ne correspondent pas à certaines valeurs. De nombreuses méthodes se sont développées ensuite mais l’exclusion reste à ce jour l’approche la plus utilisée dans le monde de l’investissement responsable.
La naissance d’un phénomène sociétale
Les années 1980 marquent un tournant décisif pour l’investissement responsable.
Le boycott économique de l’apartheid en Afrique du Sud est proposé pour la première fois aux nations unies (ONU) en 1962. Aux Etats-Unis, le contexte est marqué par la guerre du Vietnam et l’assassinat de Martin Luther King. Les troubles politiques et sociaux s’enchainent et le soutien au régime sud-africain devient progressivement inacceptable.
En 1971, le Pax World Fund2 marque l’institutionnalisation des pratiques d’exclusion. Souvent considéré comme le premier placement « responsable », c’est avant tout un instrument de boycott. Il offre une option d'investissement alternative à ceux qui s’opposent à la production d'armes.
À la fin des années 1970, la campagne de désinvestissement prend de l’ampleur à travers le monde. En 1977, les Principes de Sullivan3 poussent les investisseurs institutionnels à retirer leurs investissements directs du pays.
Dans les années 1980, la fuite des capitaux s’intensifie encore. Les investisseurs exigent la garantie que tous les employés des entreprises dans lesquels ils investissent soient traités de façon identique, quelle que soit leur origine ou leur assignation identitaire.
Le mouvement a pesé dans les négociations pour le démantèlement du système d'apartheid. C’est la première fois qu’une démarche d'investissement durable et responsable impacte aussi profondément le monde réel.
La prise de conscience écologique
Le rapport Meadows intitulé The Limits to Growth4 et publié en 1972 est l’une des premières mises en évidence des conséquences écologiques de la croissance économique dans un monde aux ressources limitées. Cet ouvrage est devenu une référence mondiale sur le sujet.
En 1983, les questions environnementales sont au centre de l’attention. En réponse à l'inquiétude croissante sur l'appauvrissement de la couche d'ozone et le réchauffement climatique, l'assemblée générale des Nations Unies convoque la commission mondiale sur l'environnement et le développement.
Cette commission publie le rapport Brundtland5, intitulé « Notre avenir à tous » en 1987. Il introduit le concept de « développement durable » et conduit à la convocation, en 1992, du « Sommet de la Terre » à Rio. La déclaration de Rio défini le rôle de l’industrie dans son programme de développement durable. Elle précise que les entreprises ont la responsabilité de veiller à ce que leurs activités ne nuisent pas à l'environnement.
C’est en ouverture du 4ème Sommet de la Terre, en 2002, que le président français Jacques Chirac utilise une formule qui marquera les esprits : « notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Malgré les critiques des observateurs qui regrettaient notamment une prise de conscience tardive et peu suivie d’effet, ce sommet a permis d’amorcer une collaboration qui finira par déboucher sur la mise en place de la taxation des billets d'avion pour financer l'aide au développement.
La prise de conscience écologique n’a cessé de se développer et les risques environnementaux suscitent aujourd’hui une grande inquiétude au sein de la communauté scientifique et de la société civile. Ils dominent, année après année, le classement du Global Risk Report6 à la fois en termes de probabilité d’occurrence et en terme d’impact pour l’avenir de l’humanité.
L’avènement de l’ESG
C’est au début des années 2000 qu’apparait la nécessité de définir concrètement l’investissement responsable.
En parallèle des critères sociaux et environnementaux, différentes affaires révèlent l’importance d'une bonne gouvernance d'entreprise. La fraude généralisée d’Enron, 15ème entreprise mondiale au moment des faits, en est probablement l’exemple le plus frappant.
L’acronyme ESG apparaît pour la première fois en 2004 dans un rapport intitulé « Who Cares Wins »7 lorsque le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, invite les principales institutions financières de la planète à intégrer les facteurs Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance sur les marchés financiers.
Le rapport avance que l'intégration des facteurs ESG conduirait à des marchés plus durables et à de meilleurs résultats pour les entreprises. A la même époque, le rapport Freshfields8 montre que les questions ESG sont pertinentes pour l'évaluation financière et l'obligation fiduciaire.
Ces deux rapports sont à l’origine de la mise en place des Principes pour l'Investissement Responsable9 à la Bourse de New York en 2006 qui constituent aujourd’hui une référence en la matière.
La crise financière de 2008-2009 est un douloureux rappel de l'interdépendance des économies et du caractère systémique de la sphère financière. Elle entraîne un regain d’intérêt pour les questions de culture d’entreprise, de conflit d’intérêt et de rémunération des dirigeants. Diverses évolutions réglementaires s’en suivent, comme le Dodd-Frank Act aux États-Unis qui renforce les normes et la surveillance des institutions financières.
L’accélération contemporaine
L’année 2015 marque une étape importante avec la publication des 17 objectifs de développement durable10 de l’ONU qui visent à transformer le monde d’ici 2030. Si ces principes ne sont pas juridiquement contraignants, ils exercent une influence importante sur les politiques ESG de nombreux acteurs.
En parallèle, Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d'Angleterre et président du « Financial Stability Board » - l’organisme international mis en place par le G20 en 2009 pour surveiller les risques pour le système financier - évoque le défi climatique dans un discours devenu célèbre : Breaking the tragedy of the horizon—climate change and financial stability11 est la pierre angulaire de l'intégration du risque écologique dans la réglementation financière mondiale.
Enfin, la COP 21 abouti à l'accord de Paris en 2016. Il vise à limiter le réchauffement climatique à "bien moins de 2°C" au-dessus des niveaux préindustriels d'ici 2100 et demande aux états de poursuivre les efforts en direction des +1,5 °C.
L’accord de Paris a changé le regard de la société civile sur la sphère économique et financière. Le défi est maintenant de traduire cet objectif en actes concrets pour l’ensemble des acteurs.
La course mondiale pour la finance responsable
D’après le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (UNEP)12, les mesures politiques et réglementaires soutenant la finance verte ont plus que doublé depuis 2015.
Et les années 2020 marqueront peut-être le point d’inflexion vers une définition claire des investissements durables et responsables.
En Europe, de nombreuses initiatives sont en cours d'élaboration dans le cadre du plan d'action de l'UE pour une croissance durable.
La première taxonomie, « un cadre pour faciliter l’investissement durable », doit permettre aux investisseurs d’identifier clairement les activités considérées comme durables. Plusieurs objectifs environnementaux sont mis en avant :
- L’atténuation des changements climatiques et l'adaptation à ces changements
- L’utilisation durable et la protection des ressources en eau et des ressources marines
- La transition vers une économie circulaire, y compris la prévention des déchets et l'augmentation de l'utilisation des matières premières secondaires
- La prévention et le contrôle de la pollution
- La protection et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes.
L’ambition est immense. Il s’agit de créer un langage commun afin de déterminer le cadre normatif indispensable pour accélérer la transition et sortir du risque de greenwashing.
Le travail de l'UE résonne à l’international. Les initiatives se multiplient.
Le président Xi a promis que la Chine atteindrait la neutralité carbone d'ici 2060, après un pic d’émission en 2030.
Aux Etats-Unis, le président Joe Biden en avait fait un symbole. Sa première mesure : la réintégration des Accords de Paris puisque le réchauffement climatique constitue « le problème prioritaire auquel fait face l’humanité ».
Devant la multiplication des initiatives, le groupe de travail sur la finance durable du G20 a publié récemment sa feuille de route pour la finance durable13 qui vise à donner un cadre cohérent au système mondial de normes financières.
Cette fois, la course semble bien lancée. Il s’agit de fixer les règles du jeu pour redonner du sens à la finance et façonner un avenir meilleur.
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Sources
1 Renneboog, L., Ter Horst, J. and Zhang, C. (2008). Socially responsible investments: Institutional aspects, performance, and investor behavior. Journal of Banking & Finance, 32(9), pp.1723–1742. www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0378426607004220
2 Acquis par Impax Asset Management Group plc en 2018. https://impaxam.com/about-us/history/
3 Cédiey, É. (2002). Comment l'affirmative actionvint à l'Afrique du Sud. Critique internationale, n°17, pp. 145-158. www.cairn.info/revue-critique-internationale-2002-4-page-145.htm
4 Meadows, D. H., Meadows, D. L., Randers, J., Behrens III, W. W. (1972). The Limits to Growth. Universe Books. www.clubofrome.org/publication/the-limits-to-growth/
5 Commission des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement. (1987). Our Common Future, Rapport Brundtland. www.are.admin.ch/are/fr/home/media-et-publications/publications/developpement-durable/brundtland-report.html
6 World Economic Forum. (2021). The Global Risks Report 2021, 16th Edition. www.weforum.org/reports/the-global-risks-report-2021
7 Who cares Wins conference. (2005). Investing for Long-Term Value. www.ifc.org/wps/wcm/connect/9d9bb80d-625d-49d5-baad-8e46a0445b12/WhoCaresWins_2005ConferenceReport.pdf?MOD=AJPERES&CVID=jkD172p
8 Initiative financière du programme environnemental des Nations unies. (2009). Rapport du Groupe de travail sur la gestion des actifs (AMWG) : Responsabilité fiduciaire. www.unepfi.org/fileadmin/documents/fiduciaryII_fr.pdf
10 www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/
11 Carney, M.(2015). Breaking the tragedy of the horizon – climate change and financial stability. www.bis.org/review/r151009a.pdf
13 G20 Sustainable Finance Roadmap (2021).
https://g20sfwg.org/wp-content/uploads/2021/10/G20-Sustainable-Finance-Roadmap.pdf