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Orpea et financiarisation : la saga continue

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Bastien COLET
INVESTIR EN BOURSE
7 min
22/02/2022
Orpea et financiarisation : la saga continue

La sortie du livre de Christophe Castanet, Les Fossoyeurs (Fayard, 400 pages, 22,90 euros), a eu l’effet d’une déflagration dans le champ politique. L’opinion s’est émue du sort réservé aux résidents d’Orpea, géant français des Ehpad, propriétaire d’un réseau de 1.156 établissements dans le monde, dédiés aux personnes fragiles et dépendantes. Au-delà du « système » Orpea, c’est la crédibilité des critères ESG et la financiarisation de tels acteurs, qui sont mis en lumière.

Un scandale national

Repas, fournitures et protections hygiéniques rationnés, soins « rationnalisés » (comprendre bâclés), taux d’occupation explosés, les témoignages de mauvais traitements ont afflué depuis plusieurs semaines comme reflets du cynisme absolu des méthodes Orpea. Une "action collective conjointe" est engagée contre le groupe par Me Sarah Saldmann, avocate des familles de victimes qui entendent porter plainte pour "homicide involontaire, mise en danger délibérée de la vie d'autrui, violence par négligence, non-assistance à personne en danger".

Devenu scandale national, la ministre déléguée à l'Autonomie, Brigitte Bourguignon, convoquait le 1er février, le directeur général d'Orpea, tandis que la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale auditionnait l'ancien directeur général délégué du groupe Jean-Claude Brdenk, le 15 février dernier. Dans le sillage de l’onde de choc, un collectif de députés auxquels se sont associés plusieurs leaders syndicaux, a demandé la création d'une commission d'enquête parlementaire. Le Sénat n’est pas en reste, et a décidé de lancer sa propre commission d’enquête sur le contrôle des EPHAD, après l’ouverture d'une "double enquête" administrative confiée aux inspections générales des affaires sociales (Igas) et des finances (IGF)[1].

Pour couronner l’ensemble, Le Canard Enchaîné révélait au tout début du mois de février, qu’Yves Le Masne, DG du groupe pendant plus de dix ans, sèchement limogé fin janvier, aurait anticipé le tollé qu’allaient susciter les révélations prochaines de M.Castanet et se serait ainsi rendu coupable de « délit d’initié ». En effet, en juillet 2021, il a revendu 5 456 actions Orpea, en trois opérations distinctes, à un prix unitaire moyen de 107,8534 euros, (un niveau sans commune mesure avec le cours actuel), « trois semaines seulement après que la direction d’Orpea a été informée de la parution prochaine du livre »[2]. M. Le Masne qui a empoché grâce à cette opération 588.000 euros, a depuis réfuté les accusations de l’hebdomadaire satirique.

Un secteur qui sent le souffre

Bien qu’à l’origine du scandale, la tourmente a dépassé le seul acteur Orpea pour s’étendre à tout le secteur. Mi-février, auditionnée à son tour par les députés, Sophie Boissard, directrice générale de Korian (concurrent d’Orpea), a plaidé la compatibilité de la bientraitance et des profits à condition que ces-derniers restent « raisonnables ».[3] Mme Boissard assume diriger une entreprise ayant pour but de dégager des profits, tout en affirmant que « les profits ne sont pas une fin en soi », mais « un moyen au service de notre mission ». En 2020, Korian réalisait 1,8 milliard de chiffres d’affaires, investi 400 millions dans la rénovation de ses établissements et systèmes d’information, et distribué 30 millions d’euros à ses actionnaires.

Si Korian n’est pas dans l’œil du cyclone, elle pâtit néanmoins lourdement de l’onde de choc Orpea. Le 16 février, l’action Korian avait perdu un tiers de sa valeur par rapport à sa valorisation au 20 janvier. De son côté, Orpea tire également la langue. L'action s'échangeait mercredi 09 février à 33,5 euros, en baisse de 62% depuis le 1er janvier : des niveaux que plusieurs analystes jugent proche d'un plancher. Selon le site Shortsell, les positions cumulées des vendeurs à découvert représentent environ 3,6% du capital de l'entreprise. Sa capitalisation boursière est tombée à 2,2 milliards d'euros, nettement en deçà des fonds propres estimés à plus de 3,6 milliards d'euros par les analystes.

Ainsi, on peut légitimement se poser la question de l’avenir du secteur sur les marchés et du modèle d’entreprise prôné jusqu’alors par Orpea. Attirera-t-il les investisseurs à l’avenir ? Le scandale n’est-il pas déjà devenu un stigmate, une tache indélébile ?

Tout porte à croire qu’un durcissement réglementaire va s’abattre sur le secteur avec un renforcement prévisible des contrôles et la mise en place de certifications susceptible de comprimer les marges. Le courtier Oddo BHF envisage "de nouvelles contraintes", que ce soit en matière de contrôle des dépenses des dotations publiques, de formation des effectifs soignants, de ratios minimums de dépenses, de personnel ou de surface par résident.[4]

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Un label qui a du plomb dans l’aile

C’est également la crédibilité des fonds ESG (Environnement Social Gouvernance) dédiés à l’investissement responsable qui se retrouve prise en porte-à-faux. La société de gestion Mirova, filiale de Natixis IM et propriétaire de 3.9% du capital d’Orpea (Natixis est également actionnaire de la multinationale à hauteur de 3.2%), a demandé au groupe d’adopter le statut d’entreprise à mission. Dans un courrier adressé au président du conseil d’administration, Mirova précise : "La mise en place d'un comité de mission incluant à la fois des externes et des employés, d'objectifs concrets associés à des critères de performance, et la publication d'un rapport de mission soumis à l'audit d'un organisme tiers indépendant, permettraient de garantir la mise en œuvre des moyens nécessaires à l'atteinte de ces objectifs"[5].

Orpea est invité à refonder sa stratégie RSE (responsabilité sociétale des entreprises) et à intégrer les représentants des salariés - de vrais élus de terrain - au comité RSE qui aurait notamment pour mission de suivre la stratégie visant à garantir la qualité des services.

Néanmoins, la désaffection des investisseurs, malgré les critères ESG, devrait s’inscrire dans le temps. D’après Frederic Rozier, responsable portfolio manager chez Mirabaud, "le titre évoluera durablement sans une importante partie des flux qui l'alimentaient jusqu'à présent, ce qui n'exclut pas des rebonds ponctuels lié à des aberrations de valorisation".

Et si on parlait du vrai sujet ?

Orpea n’a pas inventé le capitalisme. En somme, ce qui fut révélé, ce sont des mécanismes de régulation, de management d’entreprise, d’horizons de gestion et de valorisations financières, assez classiques et presque caricaturaux.

Les responsables politiques, dopés par le contexte de la campagne présidentielle, vont communier dans l’indignation face à cette entreprise qui fait de l’argent sur le dos des vieillards, le fameux « or gris » (dont l’expression n’a pas été conçue fin janvier 2022).

Plutôt que de noircir du papier en réclamant le bûcher pour les dirigeants du groupe Orpea, il s’agirait plutôt de mesurer le degré de financiarisation de tous les secteurs de la vie économique, sociale et environnementale. M. Brdenk n’est pas le premier, ni le dernier DG à partir avec des indemnités de 2.5 millions d’euros brut (décembre 2020). Il s’est d’ailleurs légitimement justifié en affirmant que cette somme était conforme aux pratiques en vigueur dans des entreprises cotées en Bourse.

De même, les systèmes de rétrocessions qu’Orpea ou Korian ont mis en place avec les fabricants spécialisés en retour de contrats massifs de fauteuils roulants et autres dispositifs médicaux, (financés par l’assurance maladie), ou de couches (financées par le département), ne représentent pas des pratiques isolées, mais tout à fait banales. Nous sommes bien placés dans nos métiers de services financiers, pour pouvoir l’affirmer... Il en va de même pour les orientations stratégiques court-termistes de directeurs financiers prisonniers des fluctuations des valorisations boursières, et actionnant à l’occasion le levier magique de l’optimisation de la masse salariale.

On peut donc se poser la question, qui du reste, est soulevée au minimum depuis la crise de 2008, de l’entrée en bourse d’activités n’ayant sans doute… rien à faire en bourse. De notre point de vue, les services d’hébergement des personnes fragiles et dépendantes en font partie, tout comme l’éducation. A ce titre, auditionné le 18 janvier 2022 par les Sénateurs dans le cadre d’une mission d’enquête sur les cabinets de conseil, Karim Tadjeddine, directeur de McKinsey France, justifiant l’utilité d’une commande publique de 496.000 euros pour analyser le renouvellement du métier d’enseignant, parlait de son côté de l’évolution et des potentialités du « marché » de l’éducation. Bientôt un Orpea éducatif ?

[1] Le Progrès, « Maltraitance dans les Ehpad : le Sénat va lancer une commission d'enquête », 08/02/2022

[2] Le Canard Enchaîné, 02 février, 2021

[3] L’info durable, « Ehpad privés : profit et bientraitance pas incompatibles, plaide la patronne de Korian », 16/02/2022

[4] L'AGEFI Quotidien, « Orpea errera dans les limbes boursiers en attendant son futur modèle », 10/02/2022, François Berthon

[5] L’AGEFI Quotidien, « Mirova demande à Orpea d'adopter le statut d'entreprise à mission », 08/02/2022

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